Les grands photographes de rue prennent des photos pourries

Je reconnais que j’ai volontairement choisi un titre provocateur pour mon article, mais maintenant que j’ai capté votre attention, laissez-moi vous expliquer où je veux en venir. Vous me direz que rien ne m’autorise à formuler une telle affirmation. Après tout, ce n’est pas à moi de juger mon propre travail et je n’ai jamais eu le privilège de parcourir les archives de photographes comme Joel Meyerowitz ou Elliott Erwitt.

© Joel Meyerowitz, New York, 1975.

Mais voici ce que je crois savoir : lorsque vous participez à un workshop animé par un grand nom de la photographie de rue, il vous présente une sélection de ses plus beaux travaux. C’est tout à fait normal et c’est à bien des égards la motivation principale qui pousse l’amateur à s’inscrire : l’envie d’être inspiré et motivé par un professionnel au sommet de son art.

À l’inverse, il est peu probable qu’il vous montre une sélection de ses plus mauvais travaux. Et c’est à mon avis un peu dommage. Loin de vouloir renverser de leur piédestal les « noms vedettes » de notre profession, je souhaite au contraire démontrer que l’on peut apprendre tout autant des photos « ratées » ou « erreurs » que des bonnes. J’irais même jusqu’à dire que ces photos « ratées » séparent peut-être tout autant les meilleurs photographes du commun des mortels que leurs clichés les plus réussis.

Quand je me suis lancé dans l’enseignement de la photographie de rue, je me suis demandé comment j’allais faire pour expliquer ma méthode de travail à mes « élèves », alors même que l’intuition et l’instinct occupent une place prépondérante dans la force créatrice du photographe. Mais après quelques sessions, je me suis rendu compte qu’il leur serait utile de comprendre le procédé qui mène de la première impulsion visuelle au cliché définitif réussi.

Je me souviens d’une semaine de printemps que j’ai passée à Rome pour y prendre des photos. Je marchais dans une petite rue tranquille quand j’ai remarqué du coin de l’œil un garçon qui jouait avec une pile d’oranges. La couleur vive et la disposition originale des fruits m’ont instinctivement poussé à actionner mon doigt déclencheur, mais l’image obtenue s’est avérée décevante, floue et mal cadrée. Trois clichés et moins d’une minute plus tard, j’avais réussi à travailler la composition et à y voir plus clair dans ce que je cherchais. Une fraction de seconde avait suffi pour saisir cet instant d’espièglerie.

 

Une autre fois, à deux pas du Colisée, mon regard a été attiré par un vieux mur de couleur ocre sur lequel les ombres de la lumière du soir s’allongeaient pour s’adonner à des jeux intéressants. J’ai commencé par une composition verticale structurée autour de la forme du réverbère avant de resserrer mon cadrage, en format paysage, sur un personnage intriguant qui se tenait à l’extrémité du cadre. À peine dix minutes et une centaine de clichés se sont écoulées entre les deux photos.

Cette manière de « travailler la scène » est bien connue des photographes de rue chevronnés. Les stagiaires de mes workshops apprécient toujours que je leur montre ces étapes concrètes du passage de A à B. Elles leur permettent de se rendre compte qu’il ne faut pas baisser les bras à la première photo ratée et que la persévérance peut être source de résultats impressionnants.

J’ai demandé à deux personnalités montantes du monde de la street photo dont j’admire le travail de nous faire partager leurs expériences et de nous expliquer ce qui, selon eux, permet de passer d’un début moyen à un résultat brillant.

J’ai d’abord demandé l’avis de Sofia Sebastianphotographe espagnole aujourd’hui installée aux États-Unis. Ces deux exemples ont été pris dans la ville de Washington où elle est installée. Pour le premier « duo » de photos – photo ratée/photo réussie, Sofia était à l’affût d’un peu de magie aux abords de l’entrée d’une gare ferroviaire. « J’ai remarqué ces poches de lumière et j’ai voulu saisir la composition parfaite entre personnages, ombres et lumières ».

© Sofia Sebastian
© Sofia Sebastian

Cet excellent deuxième cliché a remporté de nombreuses récompenses, parmi lesquelles le récent prix Best in Show du 14ème salon photographique annuel d’Exposed DC.

 Pour le deuxième exemple, Sofia n’a pas hésité à suivre une personne qui avait attiré son regard. « J’ai suivi cette femme dont j’avais remarqué la jolie robe, jusqu’à l’instant où j’ai vu la correspondance entre la position de son bras et les jambes croisées de l’ouvrier (et la pancarte). C’est la robe qui avait initialement attiré mon attention, mais ce genre de détail à lui seul fait rarement un bon cliché. Ma patience et ma persévérance à suivre un détail intéressant ont payé. »

Je me suis ensuite intéressé à  Stan De Zoysaphotographe originaire du Sri Lanka aujourd’hui installé à Barcelone. La publication de cette photo l’a instantanément rendu célèbre. Celle-ci a reçu d’innombrables récompenses, parmi lesquelles celle qui lui tient sans doute le plus à cœur, la première place des clichés primés au festival Street Foto de San Francisco en 2019.

© Stan de Zoysa

Il avait d’abord repéré le potentiel de cette perspective originale à l’occasion d’une photo prise dans un lieu qui surplombait la plage. Il s’était alors rendu compte de l’existence d’un passage inférieur de la même couleur que la passerelle supérieure où il se trouvait.

© Stan de Zoysa

Pour un cliché irréprochable, il fallait que la passerelle supérieure et le passage inférieur se fondent parfaitement. Pour ce faire, il a choisi de prendre la photo à 11 heures, au moment précis où la lumière surplombait exactement la balustrade, sans qu’aucune ombre ne vienne perturber l’effet souhaité. « Il fallait que je prenne la photo en plein soleil, mais comme ce qui m’intéressait, c’était l’énigme visuelle plutôt que la lumière, ça n’avait aucune d’importance… »

Cette photo merveilleusement originale a bien failli ne jamais connaître le succès mondial dont elle jouit aujourd’hui.

Après plus d’un millier de photos prises à cet endroit pendant trois week-ends d’affilée, Stan De Zoysa n’était toujours pas satisfait. Ce n’est que quatre mois après avoir pris ce cliché primé, alors qu’il montrait ses derniers travaux à un ami, qu’il a enfin réalisé que l’image était déjà dans la boîte ! « Ce jour-là, j’ai compris qu’on pouvait facilement se laisser aveugler par une idée fixe…. J’aurais fini par y arriver tout seul, mais j’étais freiné par mon obsession de la perfection. »

L’expérience de Sofia et Stan illustre le gouffre qui existe entre le mitraillage à tout-va et la naissance d’une idée ou l’adaptation à une scène qui se développe sous nos yeux. Cette approche est au cœur même de la photographie de rue : attendre qu’il se passe quelque chose, accepter une forte proportion de clichés ratés, contrairement aux autres genres photographiques qui offrent plus de contrôle. Sofia et Stan se distinguent par leur expérience et la maîtrise de leur art. Ils considèrent leurs photos ratées comme des marqueurs qui les aident à atteindre un objectif souvent déjà prévisualisé. C’est ce qui les fait sortir du lot par rapport à d’autres photographes moins aguerris, qui se fient trop à l’appareil photo pour pouvoir véritablement créer l’image.

Sofia l’explique bien : « Je supprime parfois les photos prises par erreur, par exemple celles que je prends quand j’appuie sur le déclencheur par inadvertance ou quand l’appareil est trop penché. Pour faire de la place. Mais en général, je garde la plupart des clichés ratés, surtout quand je travaille une scène. Ils représentent tous des expériences d’apprentissage et ils peuvent servir d’esquisses à de futures photos… »

Ceci dit, en dehors des clichés ratés qui peuvent paraître réussis après coup ou qui peuvent passer pour des esquisses de photos exceptionnelles, il existe de multiples cas bien concrets de photographes réputés qui ont pris des « photos de merde ». Bon, pour ne vexer personne, nous les appellerons des travaux de qualité inférieure. Prenons l’exemple du livre Spirit of Dunkerque d’Eggleston : personne ne s’aviserait de prétendre que ce recueil de cinquante photos est à la hauteur de ses photos couleurs révolutionnaires prises aux États-Unis dans les années 1960 et 1970. Fort d’un certain confort financier et du statut privilégié que lui conférait sa position d’artiste en résidence dans une ville française, il s’est peut-être laissé convaincre qu’il n’avait plus rien à prouver. Plus révélateur est le déclin de Garry Winogrand qui, vers la fin de sa vie, mitraillait à tout-va, de manière désordonnée et sans direction précise. Après avoir consacré tant d’énergie à promouvoir le travail de Winogrand, Szarkowski a rejeté la plupart des photos de cette époque, estimant qu’elles étaient ratées. Même si Winogrand n’avait pas perdu son œil et son sens instinctif du spectacle de la rue, ses dernières photos, pour la plupart non développées à sa mort, n’avaient rien de l’énergie et du sens du détail qui l’avaient fait connaître.

© Garry Winogrand, Los Angeles, 1980-83

Mais après tout, quelle importance ? Ces « échecs » n’enlèvent rien au talent et à la vision singulière d’un Eggleston ou d’un Winogrand. J’irais même jusqu’à dire qu’ils ne font que renforcer leur humanité, avec tout ce que cela implique de vulnérabilité. Dans notre vie professionnelle, nous avons tous de bons et de mauvais jours. Les personnalités créatives sont peut-être plus à fleur de peau au quotidien, ce qui pourrait expliquer les variations de la qualité de leur production.

À l’heure d’Instagram, dans un monde polarisé entre likes et non-likes, il est bon de rappeler que la somme des travaux d’un photographe ne sera jamais à la hauteur de son meilleur cliché, ni aussi mauvaise que ses ratages occasionnels.

Pour ma part, je pense que les grands photographes de rue peuvent m’apprendre à développer ma capacité à comprendre et à accepter plus facilement mes photos ratées, à prendre des risques et à échouer, tout en sachant que ce ne sera ni la première ni la dernière fois. Les meilleures photos sont sans doute juste au coin de la rue.

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